Cela faisait longtemps que je n'avais pas mis les pieds dans le cabinet de GrosseVille. Faut dire, ça ne me manquait pas.
Pourtant j'y avais remplacé plusieurs fois, malgré les difficultés, malgré le fait que ça ne me plaise pas du tout.
"Parce que tu estimes que tout le monde a le droit d'être soigné !" avait analysé mon humaniste de père. Il me prêtait de bien bons sentiments. Ne soyons pas hypocrite, ce n'était pas ça du tout. Mais sa réflexion m'a longuement interrogée. Pourquoi j'y retournais, si je ne m'y plaisais tellement pas ?
Déjà parce qu'à l'époque, je ne savais pas dire non. C'est bête mais c'est vrai. Lorsque DrBordélique, à qui j'avais confié le suivi de ma fille, m'a demandé de la remplacer, je n'ai pas sû dire non. Parce qu'il fallait bien que je me lance un peu aussi, que je découvre d'autres formes de médecine.
Parce qu'il fallait peut être aussi que je gagne un peu ma vie.
Parce que je ne me disais pas que "tout le monde a le droit d'être soigné" mais plutôt que "tout le monde a le droit de pouvoir être malade ou prendre des vacances" et elles plus que les autres dans ma tête, tellement je les admirais pour ce travail que je n'arrivais pas à faire.
Et puis j'y retournais justement parce que je n'y arrivais pas. Et ce constat d'échec de ma part, je ne l'acceptais pas. J'avais du mal à accepter que je n'arrivais pas à m'adapter à la population que je soignais; que je n'arrivais pas à gérer leurs demandes, leurs besoins ; que je me perdais dans cette si fréquente paperasserie administrative.
J'ai fini par ne plus y retourner, pas aussi radicalement, mais en leur faisant comprendre que je privilegierais d'autres remplacements ailleurs, où je me sentais mieux, où j'avais l'impression de faire du meilleur travail. Et elles ont compris. Elles ne m'ont pas rappelé. J'ai enfoui ma bête culpabilité de les laisser sans remplaçante et voilà.
Alors quand le cabinet m'a rappelé début février, la réponse aurait dû être facile. "Ben non, tu ne vas pas y retourner !" parents, mari, tous semblaient d'accord sur la question. Surtout l'Ours, qui ne souhaitait pas me retrouver dans le même état que la dernière fois.
Facile donc. Je ne veux pas y retourner, je suis déjà prise, je suis enceinte, j'ai piscine, bref, tout simplement non.
Oui mais voilà, l'associée de DrBordélique, l'AssociéeSympa, est malade. Mais pas malade genre une grippe d'homme. Malade genre une saloperie orpheline que personne connaît, avec une épée de Damoclès qui peut lui tomber dessus à tout moment. Sans que personne comprenne pourquoi elle tombe. Et voilà, pour la deuxième fois, elle est tombée. L'AssociéeSympa est en réanimation. Et on ne sait pas si elle en sortira, et sous quelle forme.
Et j'ai du mal à laisser l'AssociéeSympa en réa sans remplaçant juste parce que j'ai pas envie d'affronter des situations que je ne sais pas gérer.
Et je n'ai aucun remplacement prévu en mars. Et si je veux profiter au maximum de mon congé maternité et de ma Squatteuse une fois qu'elle squattera mes bras et plus mon utérus, j'essaie de mettre un peu de sous de côté.
Et surtout mon orgueil de médecin est toujours blessé au fond. D'avoir dû admettre mon échec, mes limites, de ne pas être capable de soigner tout et tout le monde et partout. D'avoir eu le sentiment de fuir, et d'avoir toujours des angoisses à y repenser.
Alors j'y suis retournée. (là il manque une musique dramatique de film de héros)
Mais prudemment. Deux semaines seulement, les associées ayant réussi à trouver quelques remplaçants volontaires qui se relaient. Et en gardant les horaires de l'AssociéeSympa. De petites plages horaires, pas tous les jours.
Et... ça s'est bien passée.
La boule au ventre était bien là, au début, mais fixée sur des souvenirs, et pas sur mes consultations. Et elle est partie, petit à petit.
Mon super secrétaire prenait soin de mon planning, prévoyant des créneaux plus long pour les patients qu'il savait difficiles et me prévenait toujours avant. Il me demandait systématiquement avant de rajouter une consultation non prévue, règlait les problèmes informatiques, prenait un café avec moi quand j'en avais envie, et prenait les rendez-vous auprès des spécialistes pour certains patients qui nécessaitait un avis urgent ou qui ne parlaient pas français.
D'ailleurs, je ne parle toujours pas turc, et certains ne parlent toujours pas français, mais on fait avec. Avec la fille, avec le fils, avec les mains.
J'ai appris à dire non, à l'arrêt de travail non justifié, au scanner inutile.
J'ai appris à dire oui aussi. A lâcher du lest. A ne pas vouloir absolument renvoyer tout le monde au travail. J'ai compris que l'arrêt de travail était parfois une soupape dont je détenais seule la clé, qui permettait d'évacuer un trop plein de pression, de souffrance au travail, de précarité, de douleur. Pour pouvoir y retourner sans craquer tout de suite. J'ai compris que parfois en lachant prise sur un arrêt de quelques jours ou un antibio, je ne m'épuisais pas inutilement, et je pouvais assurer la journée sans être sur les rotules à la fin.
J'ai appris à prendre du recul, à déméler les plaintes multiples, diverses, variés, récurrentes. Pour voir le mal-être derrière, et offrir des mots plutôt que des molécules.
J'ai accepté que je ne pouvais pas soigner tout, et tout de suite. Que pour certains maux il n'y a ni mots, ni molécules, et que je n'ai pas la solution à tous les problèmes.
J'ai vu que pour un connard qui se plaignait de ne pas voir SON médecin et "que si elle est tout le temps malade, autant en changer hein", il y en avait 10, 20, 30 qui prenaient sincérement de ses nouvelles et qui lui transmettaient tous leurs voeux. Et ça m'a vraiment mis du baume au coeur, à défaut de réparer le sien.
J'ai vu que dans cette importante patientèle de femmes et d'enfants, où la maternité et la périnatalité ont une grosse importance, ma grossesse devenait un lien supplémentaire entre nous. Une relation plus chaleureuse, moins distante, moins hierarchique par ce côté "on fait partie du même groupe vous et moi", une croyance irrationnelle que je m'y connais forcément mieux, puisque je connais, voire même des améliorations spectaculaires...
"J'ai vraiment envie d'en finir, j'ai failli manger le pot de mort-aux-rats ce matin... Oooh mais félicitations ! Alors ça, ça me remonte le moral de voir ça, ça me fait vraiment plaisir !"
"Et c'est pour quand ? Juin !? Comme la fin de ma chimio c'est génial !" (heu... oui si vous le dîtes)
J'ai apprécié travailler dans le bureau bien ordonné de l'AssociéeSympa, avec des dossiers bien tenus et à jour. J'ai même avec plaisir passé une après-midi à faire des courriers, des demandes d'ALD, des dossiers MDPH et diverses paperasses de médecin traitant dont je sais que personne ne s'occupera avant son retour, et que j'apprends petit à petit à maitriser. J'ai aimé aller travailler sans avoir la boule au ventre, et rentrer chez moi à des heures décentes.
Je n'ai toujours pas l'intention d'accepter leur proposition de collaboration. Parce que cette médecine urbaine, avec peu de visites, peu d'actes techniques, et beaucoup de dossiers administratifs compliqués, je m'y épanouis peu. Mais si je refuse, c'est par choix. Et pas parce que je ne m'en sens pas capable.
Aujourd'hui, l'AssociéeSympa est rentrée chez elle, en convalescence, et moi je me suis réconciliée avec les patients de GrosseVille et surtout avec moi-même.
Et peut être même que je vais repousser le début de mon congé maternité, pour aller dépanner l'AssociéeSympa quelques jours encore. Parce que deux jours de remplacement, ça reste mieux payé que deux jours de congé maternité.
Et parce que je sais que je peux le faire, et que ça va bien se passer.
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